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Justice et politique. Pavel Durov, «dans la gueule du loup»

Actualité. Le milliardaire russe, fondateur de la messagerie Telegram, a été arrêté le 27 août par la justice française. Retour sur cet événement et le personnage.

Pavel Durov a été arrêté à sa descente d’avion au Bourget le 27 août et immédiatement mis en garde à vue par des juges qui ont publié un acte d’incrimination long comme le bras (12 chefs d’accusation très graves, la plupart gratifiés de la mention «en bande organisée» qui permet d’allonger la procédure).

Une invitation de l'Élysée ?

Le milliardaire russe, qui s’est ainsi «jeté dans la gueule du loup», semble avoir ignoré que la justice française avait lancé un mandat d’arrêt contre lui en juillet dernier. Il a déclaré aux policiers qu’il venait en France à l’invitation à dîner du président Emmanuel Macron. L’Élysée a démenti être à l’origine de ce piège grossier. Mais les déclarations du cofondateur de la messagerie Telegram et de la cryptomonnaie TomCoin sont d’autant plus crédibles que celui-ci avait obtenu la nationalité française (et son changement de nom en Paul Du Rove) en mai 2022, dans des conditions rapides qui laissaient supposer une intervention politique de haut niveau... Comment ne pas dérouler le tapis rouge à ce richissime homme d’affaires, par ailleurs opposant déclaré au président Poutine ? D’autres États, comme le petit État caribéen de St-Christophe-et-Nevis ou la pétromonarchie de Dubaï lui ont accordé tout aussi facilement leur passeport.
Oui mais, des juges français se sont avisés que, par la messagerie cryptée Telegram, passait tout un flux d’information secret, légal ou – ce qui est en cause ici – illégal. Cela fait à leurs yeux de Pavel Durov un complice des mafias, escrocs ou pédophiles qui utilisent ce canal pour cacher ou réaliser leurs turpitudes. Nos juges n’ont-ils pas eu les yeux plus gros que le ventre ? Telegram revendique 900 millions d’utilisateurs dans le monde !

Lanceurs d'alerte et géants des réseaux sociaux

Paul Du Rove (puisque tel est son nom dans notre pays) est un homme encore jeune (39 ans) avec une prestance physique indéniable. Il tient un discours anti-étatique qui le rapproche du lanceur d’alerte australien Julian Assange ou de l’industriel visionnaire américain Elon Musk. Il a une aura médiatique sans commune mesure avec ce que la justice d’un pays, fut-ce la France, pourrait lui opposer devant l’opinion internationale. On sait que le fondateur de WikiLeaks a fini par faire plier la justice américaine, après un bras de fer dantesque qui a mis à rude épreuve, durant de longues années, l’indépendance des justices suédoise et britannique ou l’indépendance diplomatique de l’Équateur. Elon Musk quant à lui, a été récemment rappelé à l’ordre par le commissaire européen Thierry Breton pour le manque de modération de sa plateforme X et pourrait tout aussi bien être poursuivi par un juge européen pour complicité de certains délits commis en lien avec Internet. Il semble pourtant bénéficier d’une plus grande mansuétude du reste de la Commission… On pense aussi à l’arrestation, le 21 juillet au Groenland, du militant écologiste Paul Watson par la police danoise en application d’un mandat d’arrêt international lancé par la justice japonaise. Cela se retournera sans aucun doute contre la stature internationale du Danemark et du Japon, dont la justice défend une pratique contestable de pêche à la baleine, en violation assez évidente des règles internationales et en tout cas de l’air du temps.
«Du temps des rois», ce genre de récalcitrant à l’ordre établi faisait l’objet d’une lettre de cachet qui, pour être un acte parfaitement arbitraire, permettait au pouvoir de ne pas passer par la case judiciaire, souvent au grand soulagement des familles et de la paix sociale. C’était avant les Lumières, l’invention de l’opinion publique et celle des médias à résonance mondiale. Désormais le juge est censé, de par chez nous, agir en toute indépendance. D’où les dénégations du président de la République française, pour qui l’arrestation de Pavel Durov n’a rien de politique. Sans doute ne l’a-t-il pas souhaitée – sauf à penser avec les complotistes qu’il aurait cédé à certaines pressions américaines ? – mais les juges qui l’ont décidée sont, eux, très politisés, ainsi qu’on ne le sait que trop. Et, maintenant, l’affaire est de toute manière politique, en tout cas diplomatique. Voici que la Russie se pose en défenseur des droits de son citoyens et de la liberté d’expression ! Ô mânes de Navalny ! Et que Dubaï réclame un accès consulaire à la procédure ! Des pays où la notion d’indépendance de la justice est toute relative.

Le droit contre les puissants

Beaucoup de juges français, formés à l’école de la magistrature de Bordeaux, se voient en défenseurs du droit contre les puissants. C’est très estimable jusqu’à un certain point d’idéologisation à la mode intellectuelle du temps (hier marxisme, demain wokisme). Mais cela a parfois des effets collatéraux un peu coûteux, politiques et économiques. L’incrimination du cimentier français Lafarge pour complicité de crime contre l’humanité (le directeur de son usine syrienne avait, semble-t-il, payé une rançon à Daech dans l’espoir de sauver une installation toute neuve), a-t-elle été pour rien dans le fait que ce fleuron industriel français est passé avec armes et bagages dans le giron du Suisse Holcim ? Et les poursuites judiciaires contre Vincent Bolloré pour non-respect des droits humains au Cameroun ou corruption au Togo, ont-elles été pour rien dans le fait que le milliardaire français, plutôt que de transmettre à ses enfants ces problèmes insolubles dans un contexte africain où les concurrents chinois ne s’embarrassent pas de nos principes, a préféré céder l’essentiel de ses activités de logistique à un armateur italien ? La France y a-t-elle gagné en termes de prestige moral ? En tout cas pas du point de vue de l’équilibre de son commerce international. Les grands principes ne pèsent pas lourd, ainsi qu’on le voit aujourd’hui avec le conflit ukrainien où la France parle dans le vide, car notre poids diplomatique et militaire se mesure à l’aune de notre déficit.
Les juges font leur travail. Les politiques essaient de s’adapter. Les autres puissants aussi. Encore faut-il ne pas être dupe des postures et des manigances des uns et des autres. Aux États-Unis, c’est le candidat Trump qui doit répondre de ses diverses incartades devant des juges. Ceux-ci font partie du processus démocratique américain. Si Donald Trump l’emporte le 5 novembre, ses juges pourront aller se rhabiller. Dans le cas contraire ce grand forban – certes moins glamour que Assange, Dourov et même Musk ou Watson – n’aura pas fini d’en baver. À quoi bon épiloguer sur le thème «justice et politique» quand La Fontaine a si bien dit les choses, dans la fable « Les Animaux malades de la peste » entre autres…
Frédéric Aimard

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