Lorsque l’on consulte la Table de Peutinger, carte géographique de l’Empire romain, on découvre trois noms de villes situées dans ce qui fut autrefois le territoire des Rutènes libres correspondant peu ou prou à l’ancienne province du Rouergue et à notre actuel département de l’Aveyron. Les noms en question sont «Segodum» (soit Segodunum qui deviendra Rodez), Condatomago (autrement orthographié «Condatomagus», ancienne appellation de Millau) et Carantomago (faisant naturellement référence à Carantomagus). On remarquera que les deux premières villes citées ont toujours été des agglomérations d’une certaine importance. Du reste, Rodez et Millau ont respectivement mérité les titres de préfecture et de sous-préfecture de notre département. Par contre, la cité de Carantomagus a depuis longtemps disparu pour laisser la place, semble-t-il, à un minuscule hameau. Mais ne doutons pas qu’à l’époque gallo-romaine, Carantomag devait être un bourg suffisamment grand (servant au minimum de relais) pour mériter sa place sur la Table de Peutinger. Et puisque nous en sommes venus à évoquer de nouveau cette table, disons-en ici quelques mots.
La table de Peutinger
Tout d’abord, signalons que la Table de Peutinger, également appelée «table théodosienne», est une carte réa- lisée sur onze feuilles de parchemin qui, mises bout à bout, forment un ensemble manuscrit de 6,82 m de long sur 0,34 m de haut. Actuellement conservée à la Bibliothèque nationale autrichienne de Vienne, elle est la copie d’une carte romaine représentant les principales villes ainsi que les routes de l’Empire romain. L’original de cette carte, qui a été vraisemblablement perdu ou détruit entre le XIIIe et le XVe siècle, aurait été établi du temps de l’Empereur Théodose Ier (347-395) et serait lui-même une reproduction de l’Orbis pictus, une carte de l’Empire romain que Marcus Vipsanius Agrippa (63 av. J.-C. - 12 av. J.-C.) avait projeté de faire exécuter sur un portique en cours d’édification au Champ de Mars, mais dont les travaux furent finalement achevés (carte y comprise) par sa sœur Vipsania Polla. Ce portique, contrairement à ce que l’on peut imaginer, avait une forme particulière. De plan carré, il ne comportait que trois murs (le côté ouest étant resté ouvert) sur lesquels avaient été figurés trois continents : le continent européen sur le mur Nord, le continent asiatique sur le mur Est et le continent africain sur le mur Sud. Quant au sol de la «porticus Vipsania» (nom du portique), il représentait la Méditerranée. Cette longue figuration (sur trois murs) du monde alors connu par les Romains expliquerait, d’ailleurs, pourquoi la Table de Peutinger est incroyablement allongée, ne respectant absolument pas la forme des contrées reproduites. Cette parenthèse refermée, précisons encore que la Table de Peutinger est réputée avoir été réalisée en 1225 par un anonyme connu sous le pseudonyme de «moine de Colmar», lequel se serait contenté de recopier la carte dessinée à l’époque de l’Empereur Théodose Ier, carte qui existait donc encore au XIIIe siècle puisqu’il l’avait eue pour modèle. Bien plus tard, l’œuvre du moine de Colmar se retrouva, on ne sait comment, dans la ville de Worms (en Allemagne) où l’humaniste et poète allemand Conrad Celtes (1459-1508) en entra en possession. Puis, Conrad Celtes la transmit, par legs, à son ami Konrad Peutinger, un antiquaire et savant allemand qui s’était constitué une très imposante bibliothèque. C’est, bien entendu, à ce dernier personnage que la fameuse «table» doit son nom. Enfin, nous noterons que la Table de Peutinger est considérée comme une carte routière militaire de l’Empire romain, étant donné qu’y figurent, outre les villes d’importance, les sites qui servaient de dépôts d’approvisionnement, de lieux de repos, voire de relais, ainsi que cela a pu être le cas de Carantomagus placée sur une voie romaine conduisant notamment de Segodunum (Rodez) à Divona (Cahors).
Cranton, la piste la plus plausible pour beaucoup de chercheurs
Après avoir rappelé ce qu’était la Table de Peutinger, voyons maintenant sur quelle piste s’engagèrent ceux qui, au XIXe siècle, furent à la recherche de Carantomagus. Certains chercheurs (historiens, géographes, etc.) situèrent l’antique cité à environ deux kilomètres au sud de la bastide de Villefranche-de-Rouergue, en un lieu situé non loin de la Madeleine et de la Maladrerie et qui était auparavant connu sous le nom de «Saint-Mémory» (site devant correspondre, aujourd’hui, au «Domaine des Pères»). Les raisons qui poussèrent à penser que Saint-Mémory aurait pu être l’emplacement de la cité perdue de Carantomagus, résident dans le fait que l’on trouva en ce lieu de nombreux vestiges gallo-romains. Mais des vestiges de cette sorte, on en découvrit également à Lanuéjouls, ce qui poussa le maire de l’époque à revendiquer, pour sa commune, le site de Carantomag. Les lieux-dits «Cabanes» et «Cadour», sis commune de La Bastide-l’Évêque, auraient pu aussi être de sérieux candidats. Toutefois, une majorité des auteurs se décidèrent pour le hameau de Cranton ci-dessus évoqué. Ce fut notamment le cas du baron de Gaujal, lequel, dès 1840, soutenait l’hypothèse «Cranton». Dix-huit ans plus tard, c’était au tour de la «Commission de la Carte des Gaules» de positionner Carantomagus à Cranton avec, toutefois, une petite réserve marquée par un point d’interrogation. Enfin, nous citerons encore Romain et Vanginot qui, dans leurs «Notes sur les Voies romaines» publiées en 1860, reconnaissaient, eux aussi, que le site de Cranton était celui de l’antique Carantomag, en s’appuyant sur les travaux du baron de Gaujal : «Dans une savante dissertation insérée dans ses œuvres, M. le baron de Gaujal établit, d’une manière irréfutable, que l’ancienne Carantomag était placée au point où depuis s’est élevé le village de Cranton, dans la commune de Compolibat, à 500 m de l’ancien chemin de Rodez à Villefranche, indiqué sur la carte de Cassini. La distance de ce village de Rodez, la conformité de son nom avec Caranto et surtout les nombreux vestiges d’anciennes constructions gallo-romaines que l’on trouve aux abords de la voie romaine de Rodez à Cahors établissent, d’une manière presque certaine, que l’antique Carantomag était placée dans l’espace circonscrit par les hameaux de Lacout, la Bosse et Cranton, dans la commune de Compolibat et sur le faîte qui sépare la vallée de l’Alzou de celle de l’Aveyron».
Origine et évolution du nom « Carantomagus»
Dans l’extrait qui vient d’être rapporté, nous trouvons plusieurs éléments conduisant à la piste «Cranton» et, notamment, une ressemblance de noms sur laquelle nous allons maintenant nous pencher. Dans un premier temps, observons que le nom latin Carantomagus provient du nom celte Carantomag, ce qui implique qu’il existait déjà une cité gauloise avant que celle-ci ne soit romanisée. À noter également que le nom «Carantomag» (ou Carantomagos) est lui-même formé à partir de deux termes celtes : «carantos» et «magos». Le premier signifie «parent» ou «ami» (il s’agit donc d’un nom gaulois d’homme qui fut probablement propriétaire du lieu). Quant au second, ultérieurement latinisé en «magus» et utilisé ici comme substantif, il peut être traduit par «champ» ou «plaine». Naturellement, le nom de «Carantomagus» a évolué au cours des siècles. Ainsi, on trouve un «Carantom» dans un registre de reconnaissances féodales en faveur de Pons de Cardailhac (en date de 1454), un «Cranton» dans le cadastre de Compolibat daté de 1666, un «Caranton» ou «Quaranton» dans des documents de la moitié du XVIIIe siècle, etc., jusqu’à ce que la forme «Cranton» soit enfin stabilisée.
(À suivre)
Pascal CAZOTTES
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