En retraçant la vie d’Emma Calvé, nous avons vu comment, à force de talent et de persévérance dans le travail, une jeune fille qui était destinée, au mieux, à faire carrière dans l’administration des Postes, atteignit les sommets de la gloire et de la fortune. Non moins édifiant fut le parcours d’un de ses compatriotes et contemporains : Denys Puech. Ce dernier — qui fut, au passage, un grand ami de la cantatrice — stupéfia son Rouergue natal par sa réussite hors norme, accumulant les récompenses et les honneurs par le seul exercice de son art et après un départ dans la vie pour le moins handicapant. Car, comme le remarqua à juste titre Henry Jaudon, son premier biographe, "ni la naissance, ni l’éducation, ni la race, ni le milieu, ni le moment ne le firent artiste…" Et il fallut tout l’entêtement d’un enfant bien résolu à croire en ses rêves pour échapper à un destin que l’on aurait pu croire écrit d’avance…
Pierre Denis Puech — qui adoptera, à l’avenir, le prénom (modifié) de "Denys" — vit le jour dans le hameau de Gavernac, commune de Bozouls (Aveyron), le samedi 2 décembre 1854, à 11 heures du matin. Ses parents, Jean Puech et Rose Guibert, sont de modestes agriculteurs ne possédant que bien peu de terres et de bétail. Pourtant, Jean, un solide gaillard, est dur à la tâche et ne ménage pas sa peine pour gagner honnêtement sa vie et celle de sa petite famille. Sa femme, quant à elle, de dix-huit ans sa cadette, s’efforce de gérer au mieux les maigres économies du foyer afin d’élever dignement leurs quatre enfants, quatre fils en pleine santé portant respectivement les prénoms de Louis, Pierre (Denys), Germain et Henri. Denys n’a que dix ans lorsque Louis, son frère aîné (né en 1852), commence à suivre un enseignement secondaire au lycée de Rodez. Sans doute la vive intelligence de Louis a-t-elle été très tôt décelée par un maître d’école qui aura poussé ses parents à lui faire poursuivre des études. Mais on peut imaginer que la tâche ne fut point aisée pour l’instituteur qui dut convaincre un Jean Puech n’y voyant probablement pas grand intérêt. Il est vrai que le père Puech était complètement analphabète (nous le savons grâce à l’acte de naissance de Denys Puech où il est précisé que le père, venu déclarer à la mairie la venue au monde de son fils, se trouva dans l’incapacité de signer l’acte en question, ayant reconnu "ne savoir le faire"). En outre, c’était priver l’exploitation agricole de deux bras vigoureux et devoir assumer le paiement des frais d’internat. Heureusement, Rose était là pour décider son mari. Non seulement était-elle plus à même de comprendre la nécessité de donner une bonne éducation à ses enfants — cette fille de tisserand sachant, pour sa part, lire et écrire – mais encore se montra-t-elle toujours un indéfectible soutien pour ses quatre garçons.
Dès 10 ans, couteau en main…
Ne pouvant, par conséquent, compter sur son fils aîné, Jean Puech voulut reporter ses espoirs sur Denys, son deuxième enfant, souhaitant en faire un robuste agriculteur capable de reprendre la ferme familiale. A cet effet, il lui confia, dans un premier temps, la garde de son maigre troupeau composé de quelques brebis et d’un nombre insignifiant de bœufs. Mais cette tâche de berger — que les enfants de la région, et de cette époque, avaient pourtant l’habitude d’accomplir sans trop de difficultés — parut rapidement insurmontable pour le jeune Denys qui, tout à ses rêveries et à sa marotte de sculpter avec son couteau tout ce qui lui tombait sous la main (bois, pierre tendre, terre glaise, châtaignes, etc.), en oubliait complètement ses bêtes, au grand dam des voisins voyant leurs prairies envahies par ces animaux livrés à eux-mêmes. Combien de fois le père Puech dut-il se mettre en colère contre cet étourdi, et à combien de corrections Denys échappa-t-il grâce aux interventions de sa mère ? Ne voulant pas d’un deuxième intellectuel dans la famille, Jean Puech avait très tôt retiré Denys de l’école, ce qui n’empêchait pas ce dernier de connaître une véritable boulimie de lecture, se jetant avec avidité sur tous les livres que Louis ramenait à la maison (après que celui-ci les eut reçus en récompense pour ses excellents résultats scolaires). Il fallait se rendre à l’évidence : les aspirations de Denys le portaient vers d’autres voies que celles des métiers de la terre. Pourtant, Jean Puech s’obstina à vouloir faire de Denys son successeur. Mais, pour cela, il fallait que le jeune homme, alors âgé de quinze ans, s’endurcît et prît enfin conscience de ses responsabilités. Le temps des demi-mesures étant terminé, le père Puech opta pour une solution radicale en louant les services de son fils, lequel fut envoyé travailler, pendant douze mois, dans une exploitation agricole du village voisin de Longuis (situé à environ cinq kilomètres de Gavernac). Là-bas, il n’aurait pas d’autre choix que celui de se plier aux exigences de son maître, ne pouvant plus compter sur le réconfort maternel. Et il est vrai qu’il ne fut guère ménagé, la besogne ne manquant pas dans une ferme, surtout en cette deuxième moitié de XIXe siècle, amenant Louis à lui écrire ces quelques mots : "Pauvre Denys, pauvre esclave !" Pour Jean Puech, il était clair qu’après un tel régime, son fils s’en trouverait transfiguré, s’attendant à voir revenir à la maison l’homme de ses vœux. Mais c’était compter sans la nature profonde de Denys qui rendait le jeune homme imperméable à toute discipline agricole. Du reste, Denys ne manquait pas une occasion pour se soustraire à ses tâches quotidiennes, retombant dans ses sempiternelles rêveries ou développant des techniques de sculpture par son seul esprit de déduction. C’est ainsi qu’ayant entendu parler de boules en ivoire que des artisans chinois étaient parvenus à façonner de manière à faire tourner l’une dans l’autre, il résolut lui-même cette problématique en modelant un morceau de bois à l’aide d’outils plus que rudimentaires. Une autre fois, il construisit un personnage de terre grandeur nature grâce à l’emploi d’une armature en bois confectionnée par ses soins. Le personnage, d’allure menaçante, était à ce point intriguant qu’il attira tout un cortège nuptial qui passait non loin de là. Par respect pour cette sculpture, personne n’osa y toucher. Toutefois, un membre du cortège trouva bien inutile une telle composition, ne comprenant pas qu’un jeune berger puisse ainsi perdre son temps. Ce qui eut pour effet de faire réagir un autre participant à cette "procession", lequel fit la réponse suivante : "Bous mouquesses pas d’oquel pichiou ; pourtoro un jour de bouclos oï souliès" ("ne vous moquez pas de cet enfant ; il portera un jour des boucles aux souliers"). Celui qui venait de prononcer ces mots, persuadé tant du talent du berger que du fait qu’il deviendrait riche et célèbre (d’où les "boucles aux souliers"), s’en alla trouver Denys pour lui passer commande d’une statuette en bois à l’effigie de Napoléon 1er (suivant un modèle figurant dans un livre d’histoire). Ce fut là, pour Denys, sa première commande, laquelle lui rapporta la somme de dix sous. L’année durant laquelle le fils Puech fut loué comme valet de ferme toucha enfin à son terme. Notre jeune berger put regagner son foyer muni d’une lettre écrite par son maître à l’attention de ses parents. Loin de vanter les mérites de l’adolescent, on pouvait y lire une remarque pour le moins acerbe : "Vous me donneriez le pain pour le nourrir, que je ne le garderais pas de nouveau". On peut facilement imaginer la déception du père Puech qui devait désormais se rendre à l’évidence : il ne ferait jamais de son fils un agriculteur.
En admiration devant l’évêque François d’Estaing
Le retour de Denys coïncida avec le jour de la grande foire de la Saint-Jean à Estaing. Les parents Puech ayant prévu d’y participer, en y amenant notamment leur troupeau de brebis, ils demandèrent à leur fils Denys de les accompagner afin de les aider à mener les ovins. Pour une fois, Denys ne se fit pas prier. Non pas qu’il se souciait des bêtes, mais il avait entendu dire que le pont d’Estaing était orné d’une belle statue, celle de François d’Estaing qui fut évêque de Rodez. Or, la foire de la Saint-Jean allait lui donner l’occasion d’admirer, pour une fois, une sculpture réalisée par un professionnel. S’étant vêtu d’une blouse neuve, Denys poussa, avec ses parents, les brebis jusqu’au foirail d’Estaing. Une fois sur place, il avait été convenu que Denys garderait le troupeau pendant que ses parents vaqueraient à leurs occupations. Mais à peine ceux-ci eurent-ils le dos tourné que Denys abandonna ses bêtes pour se précipiter sur le pont de la vieille cité. Arrivé devant la statue de François d’Estaing, le jeune berger, béat d’admiration devant le travail du sculpteur, resta planté là sans pouvoir détourner le regard de cette figure exécutée dans la pierre en 1866. Son cerveau bouillonnait à essayer de comprendre comment l’artiste avait pu rendre si fidèlement l’aspect de la dentelle du rochet (vêtement de chœur porté par les prélats). Il était tout à son observation et à sa réflexion lorsqu’une voix grave — celle de son père — retentit à ses oreilles : "Eh bien ! et les brebis !" Bien qu’ayant rejoint son troupeau, Denys ne pourra se résoudre à rester auprès de lui, et le père Puech le surprendra encore deux autres fois en pleine contemplation devant la statue du pont. Cette sculpture aura, cependant, été déterminante pour l’avenir du jeune berger. Car celui-ci connaît désormais sa vocation. Il sera sculpteur et plus rien ni personne ne pourra le détourner de ce but. De son côté, Jean Puech n’aura pas plus de succès auprès de son troisième fils, Germain, lequel deviendra médecin. Seul Henri, le dernier-né de la famille, sera heureux de reprendre l’exploitation familiale. Pour l’heure, Denys est tout à sa joie. Il se prépare, en effet, à devenir l’apprenti de l’artisan-sculpteur François Mahoux, celui-là même qui a réalisé la statue de François d’Estaing !
À suivre…
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