"Je tiens beaucoup au Rouergue et du Rouergue. Bien que je l’aie quitté à quatorze ans et que je n’y sois pas retourné depuis l’âge de vingt ans, j’en suis toujours. J’en ai emporté tous mes sentiments et toutes mes idées au moins en germe. Né ailleurs, j’aurais été bien différent". Jean-Henri Fabre (extrait d’une conversation du mois de septembre 1911).
Ses origines
Celui qui fut l’un des plus grands naturalistes de son temps, et très certainement le père de l’entomologie moderne, naquit à Saint-Léons (Aveyron), localité située à la limite du Lévézou et du Causse Rouge, le dimanche 21 décembre 1823 à quatre heures du soir. Ses parents, Antoine Fabre et Victoire Salgues, sont peu fortunés et résident dans une toute petite maison située en haut du village, juste en-dessous du château datant du XVe siècle. Son père, originaire d’une ferme du Malaval, commune de Vézins-de-Lévézou, vint s’installer à Saint-Léons (situé à environ 20 km au sud-sud-est de la ferme Fabre) après avoir convolé en justes noces, le 24 octobre 1822, avec Victoire Salgues, la fille de l’huissier du lieu. Espérant sans doute un meilleur sort que celui d’agriculteur dans le Lévézou de cette première moitié du XIXe siècle, Antoine Fabre souhaitait suivre les traces de son beau-père en apprenant — comme on disait vulgairement à l’époque — le métier de "la chicane". En attendant des jours meilleurs, le petit Jean Henri Casimir Fabre (davantage connu sous le prénom de Jean-Henri) est placé au Malaval, chez ses grands-parents paternels (Pierre Fabre et Elisabeth Poujade) afin de soulager ses parents d’une bouche à nourrir. Malgré le peu de ressources de ses aïeux, Jean-Henri, élevé au milieu des oies, des veaux et des moutons, gardera un souvenir heureux de cette vie champêtre qui aura, en quelque sorte, façonné le futur naturaliste en lui donnant l’amour de la nature et du travail. Malgré le grand espace de temps qui le séparait de sa prime enfance au moment où il se mit à rédiger ses mémoires, Jean-Henri Fabre se souvint parfaitement bien de ses grands-parents, du Malaval et de la vie qui s’y déroulait, comme en attestent ces quelques extraits de ses Souvenirs que nous reproduisons ci-après :
Le souvenir de ses aïeux
"Gens de la terre et n’ayant jamais ouvert un livre de leur vie, tant leur brouille avec l’alphabet était profonde, ils cultivaient un maigre bien sur l’échine granitique et froide du plateau rouergat. La maison, isolée parmi les genêts et les bruyères, sans voisin aucun bien loin à la ronde, de temps à autre visitée des loups, était pour eux l’orbe du monde. A part quelques villages des alentours, où les jours de foire se conduisaient les veaux, le reste n’était connu, et très vaguement, que par ouï-dire".
Et concernant plus particulièrement son grand-père : "Je vois toujours sa mine sérieuse ; sa chevelure intense, fréquemment ramenée d’un coup de pouce derrière l’oreille et déployant sur les épaules l’antique crinière gauloise. Je vois son petit tricorne, sa culotte courte bouclée aux genoux, ses sabots retentissants bourrés de paille…".
Il n’a pas non plus oublié sa grand-mère bien aimée qui, le soir, lui racontait de beaux contes tout en filant sa quenouille et faisant tourner son fuseau : "L’aïeule, sainte femme, portait l’originale coiffure des montagnardes ruthénoises : grand disque de feutre noir, rigide comme une planche, orné au centre d’une forme haute d’un travers de doigt et guère plus longue qu’un écu de six francs. Un ruban noir noué sous le menton maintenait en équilibre la gracieuse mais instable roue".
Et lorsque Jean-Henri Fabre se rappelle quelques scènes de vie de "l’oustal", on sent poindre, chez lui, une certaine émotion. En tout cas, c’est pour nous un véritable ravissement que de pouvoir ainsi nous immerger dans l’atmosphère d’un foyer rouergat de ce début de XIXe siècle, notamment quand l’entomologiste nous décrit le moment privilégié du repas où chacun prenait sa place à table, assis sur une planche de sapin faisant office de banc, avec l’écuelle et la cuillère d’étain disposées devant lui : "A l’extrême bout de la table restait en permanence, jusqu’à consommation, enveloppée d’un linge en toile fleurant bon la lessive, l’énorme miche de seigle, de l’ampleur d’une roue de voiture. D’un coup de tranchoir, le grand-père en détachait de quoi suffire aux besoins du moment ; puis il subdivisait la pièce entre nous tous avec le couteau auquel seul il avait droit. A chacun maintenant de détailler son morceau, de le rompre entre les doigts et de garnir à sa guise son écuelle. Venait alors le rôle de l’aïeule. Une marmite pansue chantait à gros bouillons sur la flambée de l’âtre. Il s’en exhalait un savoureux fumet de raves et de lard. Armée d’un plongeon en fer étamé, la grand’mère y puisait, pour chacun de nous tour à tour, d’abord le bouillon, de quoi tremper le pain ; puis, dominant l’écuelle comble, la part de raves et le morceau de jambon, mi-parti gras et maigre. A l’autre bout de la table était la cruche d’eau, laissée à la pleine discrétion des altérés. Ah ! le bel appétit, le gai repas surtout quand un fromage blanc, produit de la maison, venait compléter le régal !".
Les veillées près du "cantou" avaient aussi quelque chose de pittoresque, au point qu’elles avaient marqué à jamais l’esprit de Jean-Henri : "A côté de nous flambait l’énorme cheminée où, par les grands froids, se consumaient des troncs d’arbres entiers. Dans un angle de ce foyer monumental, verni par la suie, faisait saillie, à hauteur convenable, une lame d’ardoise, luminaire des veillées. On y brûlait des éclats de pin, choisis parmi les plus translucides, les mieux imprégnés de résine. Il en rayonnait dans la pièce une clarté rougeâtre, fuligineuse, qui économisait l’huile de noix du lampion à bec".
Naissance d’une vocation
Mais c’est également au Malaval que la vocation de l’observateur, du chercheur, en somme, du futur savant, s’éveilla, comme en témoignent ces autres souvenirs de l’entomologiste : "A la tombée de la nuit, au milieu des broussailles du voisinage, certain cliquetis attirait mon attention, très faible et très doux dans le silence du soir. Qui bruit de la sorte ? Est-ce un oisillon qui pépie dans son nid ? C’est à voir, et au plus vite. Il y a bien le loup, à cette heure sorti du bois, m’a-t-il été dit ; allons tout de même, mais pas bien loin, rien que là, derrière ce fourré de genêts. Longtemps je fais le guet, mais en vain. Au moindre bruit des broussailles ébranlées, le cliquetis cesse. Le lendemain je recommence, et le surlendemain. Cette fois mon tenace affût réussit. Paf ! la main est lancée ; je tiens le chanteur. Ce n’est pas un oiseau, c’est une sorte de sauterelle dont mes compagnons m’ont appris à savourer les cuissots, maigre dédommagement de mon embuscade prolongée… Dès maintenant je sais, par observation, que les sauterelles chantent…".
A la même époque, le futur entomologiste, tout jeune qu’il est, tombe en extase devant les magnificences des élytres d’un carabe ou des ailes d’un papillon. Pour reprendre les propres mots de Jean-Henri Fabre, il allait à la fleur, il allait à l’insecte, "comme la Piéride va au chou et la Vanesse à l’ortie".
Ses premiers pas à l’école
Parvenu à l’âge de sept ans, Jean-Henri est rappelé par ses parents à Saint-Léons (son père étant, entre-temps, devenu "receveur de l’octroi"), car il est temps pour lui d’aller à l’école. Cette dernière est tenue par Pierre Ricard qui n’est autre que son parrain. En plus d’être l’instituteur du village, celui-ci occupe également les fonctions de barbier, de sonneur de cloches et de chantre au lutrin ! Il est vrai que le métier de maître d’école ne permet pas de faire vivre son homme, comme Jean-Henri Fabre en fera d’ailleurs, plus tard, l’amère expérience. Pour l’heure, Jean-Henri n’est qu’un élève, mais un élève bien dissipé tant il a du mal à rester attentif à l’enseignement prodigué par son parrain. Il faut reconnaître, aussi, que la salle de classe est peu propice à la concentration sur l’étude. Faisant également office de cuisine et de réfectoire, voire de chambre à coucher, elle est continuellement visitée par des poules et autres animaux de basse-cour. Et puis, Jean-Henri ressent constamment l’appel de la nature, au point qu’il préfère passer son temps auprès de la petite mare du village — où "il entendit pour la première fois la douce clochette du crapaud sonneur" — ou le long du ruisseau situé au fond de la vallée, s’amusant alors à surprendre l’écrevisse, plutôt qu’user ses culottes sur les bancs de l’école. Conscient que son fils, adepte de l’école buissonnière, ne progressait guère dans l’apprentissage de la lecture, Antoine Fabre, mettant à profit le goût de l’enfant pour les animaux, eut l’idée de mettre sous ses yeux une grande image en couleurs et subdivisée en plusieurs compartiments où chaque case était occupée par un animal accompagné de l’initiale de son nom. Ainsi trouvait-on l’image d’un âne qui apprenait à Jean-Henri la lettre A, puis celle d’un bœuf qui lui enseignait la lettre B, etc. Grâce à cet ingénieux procédé, le fils Fabre apprit toutes les lettres de l’alphabet et commença enfin à s’intéresser aux leçons de son maître. En fait, et comme nous le verrons par la suite, Jean-Henri Fabre était un surdoué qui ne tardera pas à révéler son excellence dans de très nombreux domaines…
La suite : Jean-Henri Fabre, l’Homère des insectes (épisode II)
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