Au printemps 1894, Emma Calvé est de retour à Londres pour la saison du Covent Garden. C’est aussi à Londres qu’elle reçoit la partition de La Navarraise, un nouvel opéra en deux actes composé par Jules Massenet et dont le libretto a été écrit par Henri Cain, en collaboration avec Jules Claretie (l’auteur de la nouvelle éponyme).
Cette œuvre lyrique a été réalisée sur mesure pour Emma qui y incarnera le personnage d’Anita, une belle jeune fille qui, tombée éperdument amoureuse d’un sergent de l’armée espagnole, va commettre l’irréparable pour pouvoir épouser son bien-aimé et, finalement, sombrer dans la folie. Pour aider Emma à apprendre son rôle, laquelle est déjà très occupée à se produire sur la scène du Royal Opera, Massenet ne va pas hésiter à faire le voyage et à se mettre lui-même au piano lors des répétitions de la diva. Emma possédera son personnage en un temps record, au point que, le 20 juin 1894, les habitués de Covent Garden peuvent assister à la toute première de La Navarraise. Emma sera de nouveau sollicitée pour incarner Anita, à l’Opéra-Comique, à partir du 3 octobre 1895. En attendant, elle et la troupe de La Navarraise sont invitées à Windsor pour la désormais traditionnelle représentation privée donnée en l’honneur de la reine Victoria. Emma est, encore une fois, l’objet des douces attentions de la reine qui lui fait remettre, par l’intermédiaire de sa dame d’honneur, Miss MacNeil, un superbe bijou : une "Renommée aux ailes déployées", constellée d’émeraudes et de brillants, à porter en broche. Elle lui offrira également un magnifique chien, un colley à poil long répondant au nom de Jack. Et, de manière à conserver un souvenir impérissable de la diva, la reine Victoria demandera à ce qu’un buste d’Emma Calvé soit réalisé dans le marbre. Ce dernier, la représentant dans le rôle de Santuzza, trônera au palais de Windsor dès 1896.
Une carrière d’Ouest en Est
Après avoir chanté devant la plus puissante souveraine de l’époque (si l’on fait abstraction du fait que le Royaume-Uni était déjà une monarchie constitutionnelle), voici Emma Calvé invitée à venir exercer ses talents à Saint-Pétersbourg, la capitale impériale de la Russie, où elle sera applaudie par le tsar (Nicolas II) et la tsarine, ainsi que par les boyards. La noblesse russe fera effectivement bon accueil à Emma, faisant bien souvent d’elle l’hôte d’honneur de somptueux dîners, comme ce fut le cas au domicile du grand-duc Nicolas Nikolaïevitch de Russie (oncle du tsar et généralissime des armées russes). Mais laissons Emma nous raconter cette soirée qui restera à jamais gravée dans sa mémoire : "Ne connaissant pas la coutume des zakouskis (hors-d’œuvre russes que l’on sert avant d’entrer dans la salle à manger) j’avais accepté tout ce que l’on m’offrait, depuis le caviar jusqu’au foie gras truffé, en passant par les mets les plus substantiels et les plus variés. Je pensais :"Quelle étrange habitude de dîner ainsi debout", lorsque tout à coup le grand-duc, m’offrant son bras, me dit en souriant :"Et maintenant, à table". Grâce à mon bel appétit aveyronnais, j’ai pu faire honneur à ce pantagruélique repas, auquel assistaient Battistini et les officiers cosaques qui font partie de l’état-major du grand-duc. Un geste joliment chevaleresque de cette aristocratie très raffinée : au moment de traverser la distance qui me séparait de ma troïka, le grand-duc a jeté son beau manteau gris sur la neige, imité aussitôt par tous ses officiers. J’ai pu gagner ainsi mon véhicule sur ce tapis improvisé, sans mouiller mes souliers de satin." Avant de quitter la Russie, Emma recevra un magnifique cadeau de la tsarine consistant en un cartel orné de diamants et d’émaux avec, sur le devant, une miniature représentant le palais d’hiver et la Neva.
De retour à Paris, au début du mois d’octobre 1895, pour la première de La Navarraise à l’Opéra-Comique, Emma rejoint l’Amérique à la fin du mois de novembre de la même année après avoir signé un contrat devant lui rapporter 500.000 francs or. Le rendez-vous américain sera dorénavant inscrit, presque chaque année, sur le planning de la diva. Massenet, de son côté, travaille à un nouvel opéra réalisé tout exprès pour Emma Calvé : Sapho, dont la première aura lieu le 27 novembre 1897. Au mois de juin 1902, Ronald Landon, producteur de disques à la Gramophone Typewriter, profite du séjour londonien de la cantatrice rouergate pour la convaincre, non sans mal, d’enregistrer sa voix. Les réticences d’Emma sont d’autant plus compréhensibles que les moyens d’enregistrement de l’époque sont encore loin de restituer parfaitement les sons émis par l’organe vocal et que son chant s’en trouvera donc quelque peu altéré. Ce qui ne l’empêchera pas de renouveler l’expérience en 1908, 1916 et 1920 (chez Pathé). En octobre 1903, Hérodiade, l’opéra en quatre actes et sept tableaux de Jules Massenet est enfin joué à Paris, au théâtre de la Gaîté (qui deviendra la Gaîté-Lyrique). Voilà un événement qu’Emma attendait depuis longtemps. Naturellement, comme à la Monnaie de Bruxelles, elle y incarnera le personnage de Salomé qui lui avait valu ses premiers succès. Avec la diva à l’affiche, le public est très vite conquis, de même que la critique. Du reste, dans le n° 118 du magazine "Le Théâtre" (du mois de novembre 1903), nous pouvons y lire un article particulièrement dithyrambique sur cet opéra, sorti de la plume d’Henri de Curzon, historien, archiviste et, bien entendu, critique musical, dont nous reproduisons ci-après un extrait : "A la Gaîté, chaque rôle avait plusieurs titulaires, et ça a été un attrait de plus pour les auditeurs qui aiment à renouveler leurs impressions. Hors de pair, il faut placer d’abord Madame Emma Calvé, qui jamais peut-être ne fut plus absolument sur la scène l’interprète rêvée, que dis-je ! Le personnage lui-même. Tout est charme et troublante caresse avec elle, depuis cette voix si étonnamment pure, limpide, jeune, égale… jusqu’à ce geste alangui et cette émotion qui colore la beauté d’un attrait de plus". En 1904, Emma renoue avec Carmen, son rôle de prédilection. Le 23 décembre de cette année-là, elle participe à la millième représentation de Carmen qui est jouée, salle Favart, à l’Opéra-Comique. En tout, Emma Calvé interprétera Carmen 1.389 fois à travers le monde ! L’hiver suivant, la diva fait une tournée véritablement triomphale en Amérique et d’une longueur peu commune. Cela est dû au fait que de plus en plus de villes, outre-Atlantique, réclament la cantatrice aveyronnaise.
Tournée écourtée en Allemagne…
Arrive enfin, en 1906, le moment pour Emma de se produire en Allemagne. Avec son patriotisme à fleur de peau, notre Rouergate a longtemps hésité avant de mettre les pieds dans ce pays. Sans doute que la guerre franco-allemande de 1870, accompagnée de la perte de l’Alsace-Lorraine, est encore un peu trop présente dans son esprit. Toujours est-il qu’avec son tempérament de feu, Emma saura montrer aux Allemands que la résistance française n’est pas un vain mot. A Berlin, tout d’abord, elle s’obstine à chanter Carmen en français alors que ses partenaires et les chœurs lui répondent en allemand, au grand désarroi des spectateurs qui éprouvent quelque difficulté à suivre cette cacophonie. Une autre fois, excédée par cette langue allemande qu’elle ne supporte pas, elle quitte précipitamment la scène après avoir prononcé le fameux "mot de Cambronne" à trois reprises, et ce, alors que le grand-duc de Bade se trouvait au premier rang ! Enfin, à Dresde, le directeur du théâtre, ayant voulu lui faire un compliment aimable, eut le malheur de lui parler de Paris à une époque douloureuse pour la France : "Ach ! Paris ! quelle belle ville ! Je la connais et je l’aime. J’y suis entré avec nos troupes en 70…". Ce à quoi Emma répondit, du tac au tac : "Eh bien ! mon grand-père, officier de Napoléon I er, est entré à Berlin bien avant que vous arriviez à Paris…" Inutile de décrire le froid qui s’ensuivit… Finalement, la diva quittera l’Allemagne avant même d’y avoir achevé sa tournée, amenant les tribunaux à la condamner à payer le dédit. Quatre ans plus tard, Emma Calvé, dont la renommée est devenue mondiale, part pour une tournée de dix-huit mois qui l’amène à se produire aux Indes, en Chine, en Australie et même au Japon ! Il serait fastidieux de rappeler ici toutes les innombrables représentations données par notre cantatrice rouergate, tant sa carrière fut longue (53 années passées à chanter, ce qui nous conduit jusqu’au début des années 30 !). Cette exceptionnelle longévité, elle la devait à sa résistance hors du commun et, bien entendu, à cette voix inégalable qui ne vieillissait pas. Ainsi, le 8 mars 1932, ayant dépassé l’âge respectable de 73 ans, elle donnait un concert à Nice dont le programme, relativement chargé, laisse pour le moins songeur. Nous rapportons ci-après la liste des morceaux chantés par Emma lors de sa prestation niçoise, afin que le lecteur puisse bien se rendre compte de l’exploit que cela représentait pour une personne âgée : Chanson orientale, La Captive, Ballade du Roi Renaud, Alhambra (Adieu de Boabdil à Grenade), Séguedille, Carmen ("Air des cartes" et "Habanera"), Plaisir d’amour, La Chambre d’enfants, Mefistofele ("La folie de Marguerite"), Air de Cléopâtre, In questa tomba, La mort du Cosaque, Les Vieilles de chez nous, La leçon de l’Eventail, Claveletos et Chant cévenol des hauts plateaux, soit plus d’une heure de concert ! Et, pratiquement jusqu’à la fin de sa vie, la courageuse Emma participera à presque toutes les fêtes et autres concerts organisés en Aveyron, de Villefranche-de-Rouergue à Saint-Affrique, en passant par Rodez et Millau, mais ne chantant plus, par contre, que des chansons en patois…
À suivre…
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